Tunisie: le 23 janvier, de l’abolition de l’esclavage en 1846, à sa célébration annuelle en 2019

Le Président de la République Tunisienne, Béji Caied Essebsi a annoncé, ce 23 janvier 2019, que cette journée, date anniversaire de l'abolition de l'esclavage en Tunisie en 1846, il y a 173 ans, deviendra à compter de cette année : �S Fête de la Journée nationale de l'abolition de l'esclavage et de l'asservissement en Tunisie ⬝. Cette annonce a eu lieu dans la foulée de sa rencontre avec Madame Raoudha Labidi, présidente de l'INLCTP (Instance Nationale de Lutte Contre La Traite des Personnes).

Publié : 28 janvier 2019 à 21h51 par Tarek Mami

Crédit : Google images

Un esclavagisme inédit avec des esclaves blancs et noirs


L'esclavage en Tunisie constitue un phénomène particulier de la traite humaine. Contrairement, à la majorité des pays de l’orient et de l’occident, ou l’esclavage concerne, quasi-exclusivement, des hommes et des femmes d’origine africaine, l’esclavage en Tunisie concerne des esclaves de couleur noir (personnes d’origine africaine) et des esclaves blancs (personnes d’origine européenne). Les uns sont issus de la traite transsaharienne et les autres des rapts en Méditerranée. L’esclave noir est appelé Abd ou Chouchen. L’esclave blanc est appelé Mamluk



Les esclaves africains proviennent de l’Afrique de l’Ouest et du lac Tchad. Les esclaves européens proviennent de France, d’Italie, d’Espagne et du Portugal. Les esclaves noirs sont introduits, en Tunisie par commerce ou par activités musicales. Les esclaves blancs sont généralement, capturés au cours de razzias, en méditerranée, sur les côtes des pays européens. Les esclaves noirs travaillent dans les champs. Les esclaves blancs sont utilisés par divers travaux (galères, chiourmes, travaux publics, etc.).


Les esclaves noirs vivent, majoritairement, dans les zones rurales et les régions des oasis, et plutôt dans le sud du pays.  Les esclaves blancs vivent, majoritairement, dans les zones urbaines et riches, et plutôt dans le sahel et dans le nord du pays. Les esclaves noirs ne sont jamais rachetés et terminent leur vie en Tunisie. Les esclaves blancs peuvent être rachetés par leur famille ou pays.


Les esclaves femmes noires et blanches sont utilisées comme domestiques ou dans les harems, selon les canons de beauté de l’époque. Toutes ces femmes sont généralement converties à l’islam et terminent leur vie en Tunisie. L’esclavage en Tunisie, s’accompagne, par ailleurs, d’affranchissements collectifs et réguliers d'esclaves noirs, notamment, à l'occasion de naissance ou décès de prince ou de princesse ou d’accession de bey au pouvoir. 


Le premier pays musulman à abolir l’esclavage et à interdire la traite d’êtres humains (avant la France en 1848 et les Etats Unis en 1865)


Le souverain Tunisien Ahmed Bey 1er (1837-1855) a décidé d’abolir l’esclavage des noirs dans la régence de Tunis, nominalement sous souveraineté de l’empire ottoman, alors que la Tunisie recevait un millier d’esclaves noirs, par an, à travers l’arrivée de caravanes chargés d’épices, de poudre d’or et accompagnées d’esclaves. Mais en bon souverain qui sait jauger l’état d’esprit de son peuple, il va procéder par étape.  Il commence par recueillir l’avis de savants et de religieux tunisiens, dont le célèbre Imam de la grande Mosquée La Zitouna de Tunis, Sidi Brahim Riahi.


Ce dernier répondra, par ailleurs, aux thèses wahhabites naissantes et les disqualifient, religieusement. Les intellectuels, religieux et conseillers consultés par le souverain, lui conseillèrent largement d’interdire l’esclavage et la traite des personnes qu’ils qualifient de « commerce infâme ». Fort de ces conseils, le souverain tunisien engage une « politique des étapes » (dont le leader Habib Bourguiba va en faire sa principale règle avant et post indépendance de la Tunisie).


Ahmed Bey 1er, procèdes en plusieurs étapes et par touches successives. Le 6 septembre 1841, il interdit la vente des esclaves sur les marchés de la Régence. En décembre 1842, il décide que les enfants, nés dans la Régence de parents esclaves noirs, naissent libres. Puis il publie l’acte fondateur de l’abolition de l’esclavage en Tunisie, en publiant le  décret beylical du 23 janvier 1846 


Après la mort de Ahmed Bey 1er, la Tunisie garde cette ligne libérale et publie , alors qu’elle est sous le protectorat français. Un nouveau décret beylical du 29 Mai 1890 , adopté par Ali Bey III, regroupe tous les textes sur l’abolition de l’esclavage. Ce décret condamne à des sanctions financières et des sanctions pénales des esclavagistes qui continuent à exercer la traite humaine ou à ne pas affranchir effectivement leurs anciens esclaves serviteurs ou domestiques.


Tunisie : premier pays à abolir l’esclavage dans sa sphère culturelle et géographique


Avec l’abolition de l’esclavage en 1846, par le Ahmed Bey 1er, lui-même fils d’une esclave sarde, ce sont près de 170. 000 esclaves, noirs et blancs, qui vont devenir citoyens tunisiens libres, du jour au lendemain. Leurs descendants, n’auront pas à subir l’infamie de l’esclavage, en tout cas sur le plan juridique. Une première partie de ces esclaves va quitter le domicile de leurs anciens « maîtres » et s’engager, pour les hommes, dans l’armée. Une seconde partie, va quitter le domicile de leurs anciens « maîtres », pour devenir ouvriers, dans la ville ou dans les champs, ou s’engager dans des petits métiers artisanaux. Une troisième partie restera chez leurs anciens maîtres, faute d’habitude de pratique de libertés individuelle et économique.


La Tunisie est donc « le premier pays musulman à avoir tourné la page de cet abominable commerce d’êtres humains », comme aime le répéter, en boucle, Mounira Chapoutot -Remadi, professeure d’histoire du moyen-âge du monde arabe et musulman, qui se dit être fière d’être tunisienne, à ce titre.


Et ça continue


L’expérience tunisienne d’abolition de l’esclavage vient d’être inscrite au registre de la Mémoire du monde de l’UNESCO en 2017. Sous le titre « L’abolition de l’Esclavage en Tunisie 1841-1846 ». Elle comprend le Patrimoine documentaire, sous forme de collection d’archives "L’abolition de l’Esclavage en Tunisie 1841-1846" constituées du décret d’Ahmed Pacha Bey, de circulaires, de correspondances, d’actes notariés et de registres fiscaux conservées aux Archives nationales de Tunisie.


Ces documents mettent en relief les étapes qui ont menées à l’abolition officielle de l'esclavage, passant de la fermeture des marchés aux esclaves, la suppression des impôts perçus par l’État à ce titre, l’affranchissement des enfants nés de familles d'esclaves et de tous les esclaves entrant en Tunisie à son abolition définitive. Last not least. En 2011, une association tunisienne soutien des minorités (ATSM) a été créé. Sa persévérance a permis de faire adapter, le 18 octobre 2018, par l’assemblée nationale tunisien (ARP), une loi qui criminalise les propos racistes, l'incitation à la haine et les discriminations, l'élimination de toutes les formes de discrimination raciale. Cette loi prévoit des peines d’emprisonnement (un mois à un an de prison), et des condamnations financières (300 à 5000 euros d'amende) pour tout propos raciste.


Cette adoption fait dire à Messaoud Romdhani, président du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES), "C'est un tournant très important dans l'histoire de la Tunisie, équivalent à l'abolition de l'esclavage".


L’ATSM rappelle, pour sa part, dans un communiqué de presse, qu’« elle a introduit cette demande de création d’un Journée nationale de la commémoration de l’abolition de l’esclavage depuis 2013…», «… une demande, qui était un rêve, nous l’avons réitéré chaque année et elle se réalise aujourd’hui ….une journée nationale qui a une très grande valeur à nos yeux et qui doit en avoir autant aux yeux de tout Tunisien fier de ce pays pionnier »


Un bémol cependant. Si les tunisiens se disent fiers de ces décisions historiques, en matière d’égalité citoyenne, qui courent de 1846 à ce jour, ils devraient regretter que la Tunisie n’a jamais eu de président ou même de ministre noir, mais un seul secrétaire d’état (Taieb Sahbani), au titre de son engagement syndical, alors que l’autre minorité tunisienne, les tunisiens de confession juive, ont eu droit à plusieurs ministres. La bataille pour l’égalité citoyenne a encore de beaux jours devant elle.  



REPERES HISTORIQUES


1789 Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.                                   


1791 Révolte de Saint -Domingue menée par Toussaint Louverture.                  


1793 Abolition de l’esclavage à Saint-Domingue.                                          


1794 Abolition de l'esclavage dans toutes les colonies françaises.           


1802 Rétablissement de l'esclavage dans les colonies françaises.                 


1808 Interdiction de la traite, par le Congrès des États-Unis d'Amérique.          


1813 Abolition de l'esclavage en Argentine.                                                   


1833 Abolition de l'esclavage dans les colonies britanniques.                                     


1846 - 23 Janvier - Abolition de l'esclavage en Tunisie.                                       


1848 - 27 Avril - Abolition de l'esclavage dans les colonies françaises.        


1848 - 27 Avril - Abolition de l'esclavage en Algérie (colonie française).                 


1865 - 18 Décembre - Abolition de l'esclavage dans l'ensemble des États-Unis d'Amérique.                                                                                                   


1888 Abolition de l'esclavage au Brésil                                                                


1919 Pacte de la SDN (Société des Nations) qui condamne la traite et prescrit l'abolition du travail servile.     


1922 - Abolition de l'esclavage au Maroc                                                                                       


1926 Convention de Genève sur l'esclavage, ratifie les mesures du Pacte de la S.D.N.                                                                                                                         


1948 Déclaration universelle des droits de l’homme.                                               


1963 - Abolition de l’esclavage en Arabie Saoudite.  1981 - Abolition de l’esclavage en Mauritanie.  1992 - Abolition de l’esclavage au Pakistan